Dans cet article, je ferai appel à des notions pointées et popularisées par (liste non exhaustive) Emmanuel Bonnet, Alexandre Monnin, Tony Fry, José Halloy, etc.
En prenant comme point de départ mon expérience personnelle (notamment de recherche et de transmission au sein du Master Stratégie et Design pour l’Anthropocène) et mon appréhension du trouble provoqué par la découverte de la redirection écologique, j’aimerais parler des multiples manifestations de ce trouble : la perte de repères, les changements profonds de posture à opérer, le fait de devoir s’habituer à l’inconnu, à l’instable, à l’indisponible, mais aussi à la solitude que l’on ressent au milieu de pairs et de proches qui continuent à fonctionner selon les codes du business-as-usual. Ce nouveau paradigme nous demande un grand-écart permanent entre nos ambitions de redirectionnistes et nos contradictions liées au fait d’exister dans le monde organisé.
J’aimerais témoigner en faveur de nos capacités individuelles et collectives à faire table rase dans la joie de nos « savoirs zombies » quant au travail et à ses méthodes de mise en œuvre pour devenir des redirectionnistes sereines et sereins face au trouble.
L’action précède la réflexion, l’exploration en valeur cardinale
- Apprendre par l’exploration, l’essai et l’erreur qui permettent de cartographier tout type de contexte matériel ou non par l’expérimentation, dans la lenteur de l’enquête pauvre. Apprendre à savoir changer de direction, à tâtonner, à ne pas savoir : dans mes cours, j’utilise abondamment la métaphore du robot-aspirateur autonome qui, à l’arrivée dans un logement, va devoir cartographier son terrain d’enquête sans dispositif de vision à proprement parler. L’appareil va devoir se buter à toutes les limites du terrain afin d’en faire une cartographie non-discriminante. Cette image illustre parfaitement le processus d’essai-erreur ainsi que la nécessité d’exhaustivité dans nos données d’enquête.
- L’enquête pauvre (E. Bonnet) comme atout par rapport aux autres manières d’enquêter : l’enquête dite pauvre s’attache à faire attention aux signaux plus que faibles et aux existences moindres (populations humaines ostracisées ou opprimées, vivant non humain, etc.). Elle complète l’enquête classique académique avec des données sensibles et émotionnelles. Prendre au sérieux l’enquête pauvre enrichit non seulement le matériel sur lequel se baser pour former des hypothèses, mais vient bousculer les visions d’autres acteurices du processus de redirection en ouvrant leurs écoutilles sur des témoignages d’existences rarement prises en compte et d’éléments trop marginaux rarement considérés. Emmanuel va encore plus loin et perturbe la posture de designer classique qui se fera le porte-parole des usager·es : il propose de se faire le porte-voix des existences moindres, sans les remplacer, en s’attachant à rapporter leurs propos avec justesse et justice, en ne limitant pas ces voix à celles des usager·es.
- Apprendre à lever le voile sur le design pour mieux en hériter : L’héritage est un travail constant qui ne se termine jamais : on continue à hériter à mesure qu’on avance et qu’on lève le voile sur de nouveaux angles de la pièce que nous n’avions pas encore explorés.
- Agir ensuite sur les angles morts, les impasses, les clichés, les oppressions véhiculées par le design (ou tout autre métier / pratique) pour “couper le flux à la source” et proposer de nouvelles ontologies, manières de se représenter notre pratique et manières d’utiliser les outils existants en les redirigeant eux aussi. Je m’efforce d’infuser cette question des angles morts dans tous mes cours, qu’ils soient adressés à des étudiant·es en post-master ou en première année post-bac.
- Apprendre à faire ressortir ce qui avait été — volontairement ou non — mis de côté : les relations, alliances, conflits, tensions, les attachements, dépendances, symbioses, les non-dits, les implicites, les oublié·es, camouflé·es, les sur-simplifications, les flux, les dynamiques et qui en profite ou qui en souffre, les imaginaires, les modèles mentaux, les clichés, les mirages. Il s’agit de mettre un point d’honneur à explorer et modéliser les relations, témoins des attachements et des pressions en place.
- Savoir s’ouvrir soi-même à ces signaux marginaux, valoriser les existences moindres, les petites échelles, savoir explorer et apprendre par le vide, faire attention à ce que l’on ressent, à ce que les autres ressentent, à nos troubles partagés, exprimés ou non, pour en faire des raisons de se relier et de décider ensemble d’où on veut aller et de comment on va le faire.
- Apprendre à être en (dés)équilibre constant, précaire et inconfortable entre plusieurs mondes : apprendre à être à l’aise avec le fait d’entretenir constamment un double-discours, celui de la redirection écologique qui existe en nous dans toute sa radicalité, et celui du monde organisé avec lequel nous devons être en médiation permanente. Danser entre les mondes, le monde organisé / business-as-usual, et les mondes qui tentent d’émerger, apprendre à “traduire” des notions qui n’ont pas de sens dans le monde organisé (parce qu’elles sont douloureuses ou qu’elles remettent en question trop de choses dont le coût de les accepter est bien trop grand au regard de la préfiguration qu’ils ont produit dans les existences des personnes). Apprendre à changer de vocabulaire, d’attitudes, de modèles mentaux afin de m’adapter à mes interlocuteur·ices, apprendre à être à l’aise avec le fait d’être un oiseau de mauvaise augure (læ designer en est toujours une puisqu’elle est missionnée pour diagnostiquer ce qui n’allait pas). Apprendre à vivre avec le trouble, le nôtre comme celui d’autrui, et apprendre à ne pas troubler davantage, à adapter notre pédagogie.
- Apprendre à vivre avec ses contradictions, et celles imposées par le monde organisé (devoir “gagner sa vie”, dépendre des supermarchés, d’infrastructures de transport qui ne facilitent pas les modes doux, subir l’hypernumérisation, etc.)
- Trouver nos propres chimères, nos propres métaphores : ma mission de designer est de contribuer à ouvrir le plus de “portes d’entrée” possibles sur la surface d’une énorme sphère qui représente des sujets complexes dans lesquels il est très difficile d’entrer et autour desquels on peut passer beaucoup de temps à “tourner” sans trouver de point d’entrée qui correspond à nos représentations du monde qui nous entoure (le dérèglement climatique, l’Anthropocène, la redirection écologique). Je suis là pour modéliser le plus de portes possibles à travers mes actions, mes écrits, mes projets, mes discours, mes relations, afin que le plus de personnes possibles trouvent “leur” porte. Je ne suis pas là pour prédire ou dicter par quelle porte ielles pourront rentrer, par contre je suis là pour en offrir le plus grand nombre et laisser chacun·e se les approprier.
- Apprendre à ne pas designer, ne pas concevoir, s’abstenir, lâcher prise, pour accompagner, suivre de loin, être le/la témoin lucide dont les personnes qui vont designer à notre place auront besoin (designer autonome, Tony Fry). Laisser le pouvoir (de designer) se distribuer. C’est une notion que j’aimerais approfondir prochainement à travers la formalisation de cours sur le dé-design.
Cette liste pourrait être complétée, et le sera sûrement à mesure de ma progression dans les missions en relation avec la redirection écologique. N’hésitez pas à nous soumettre vos suggestions en nous contactant !
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